Valdai 2025 : la Russie codifie son monde multipolaire

GeoPolitico
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Par-delà la guerre, les sanctions et la confrontation, Moscou a fait du Forum Valdai 2025 un manifeste intellectuel. Dans cette édition placée sous le signe du “monde polycentrique”, la Russie a tenté de donner une cohérence idéologique à sa vision de l’ordre international. Plus qu’un simple exercice de communication, le Valdaï devient désormais un laboratoire doctrinal du pouvoir russe.

Un rituel devenu doctrine

Depuis sa création en 2004, le Club Valdai s’est imposé comme la principale scène de diplomatie intellectuelle du Kremlin. Chaque automne, experts étrangers, chercheurs russes et diplomates s’y retrouvent pour débattre des équilibres mondiaux. Mais derrière la façade académique, le Valdai est devenu un outil de stratégie politique : un lieu où le pouvoir russe teste, affine et diffuse ses concepts géopolitiques avant de les transformer en discours d’État.

L’édition 2025, organisée à Sotchi autour du thème « The Polycentric World: Instructions for Use », marque une inflexion majeure. L’objectif n’était plus seulement de dénoncer “l’hégémonie occidentale”, mais de formaliser la vision russe d’un monde multipolaire : une architecture internationale où plusieurs centres de pouvoir coexistent sans autorité supérieure, chacun affirmant son propre modèle politique, économique et moral.

Le désordre comme normalité

Le rapport annuel du Club, au titre provocateur — “Dr. Chaos or: How to Stop Worrying and Love the Disorder” — pose le ton. Selon ses auteurs, le monde traverse une période de désordre prolongé, mais ce désordre n’est ni accidentel ni catastrophique : il serait au contraire le nouvel état naturel du système international.

Aucune puissance, y compris les États-Unis, ne serait aujourd’hui capable d’imposer seule ses règles. La Russie y voit la confirmation de sa thèse : le temps des empires normatifs est révolu, place à la souveraineté relative et à la résilience régionale.

Ce diagnostic s’accompagne d’un message sous-jacent : la Russie, malgré la guerre et les sanctions, aurait retrouvé une stabilité et une capacité d’adaptation supérieures à celles de l’Occident, notamment dans les secteurs gazier et nucléaire.

Un message de confiance, presque de défi :

Nous ne sommes pas isolés, nous sommes ailleurs

Vladimir Poutine – forum Valdaï 2025.

Le discours de Poutine : entre menace et pédagogie

Le point culminant du forum, comme chaque année, fut le discours de Vladimir Poutine. S’adressant à un parterre de diplomates, de chercheurs et de journalistes, le président russe a mis en garde contre toute escalade occidentale, particulièrement l’hypothèse d’un déploiement de missiles Tomahawk en Ukraine. Mais, au-delà du ton martial, le propos visait surtout à rationaliser la confrontation actuelle : non pas une guerre du bien contre le mal, mais une “réorganisation inévitable” des rapports de force mondiaux.

Nous devons apprendre à vivre dans un monde polycentrique », a-t-il déclaré, reprenant la métaphore d’un “système solaire à plusieurs soleils.

Vladimir Poutine – forum Valdaï 2025

Sous cette image cosmique se cache un projet précis : faire de la Russie non plus une puissance contestataire, mais un pôle structurant, porteur d’un modèle civilisationnel capable de rivaliser avec celui de l’Occident.

Vers un ordre afro-eurasien

Les déclinaisons régionales de cette stratégie sont claires. En juillet 2025, le Valdai avait déjà tenu une conférence à Pretoria, intitulée “Realpolitik in a Divided World”. L’événement avait réuni diplomates et universitaires africains autour de la question de la souveraineté et des dépendances économiques.

Moscou y a exposé les contours d’un partenariat afro-eurasien, combinant coopération éducative, médiatique et énergétique. Objectif : construire des liens d’interdépendance Sud-Sud, affranchis des conditionnalités occidentales.

Ce “pivot vers le Sud global” n’est pas une posture opportuniste. Il s’agit d’une réorientation structurelle de la diplomatie russe, qui s’appuie désormais sur les BRICS élargis (BRICS+) comme plate-forme institutionnelle.

L’idée : bâtir des instruments économiques parallèles — mécanismes de paiement, chambres de compensation, réseaux logistiques — pour réduire la dépendance vis-à-vis du dollar et des infrastructures occidentales.

L’intellectualisation du pouvoir

Ce qui distingue le Valdai des tribunes de propagande classiques, c’est la mise en scène de la réflexion. Plutôt que d’imposer un message, le forum cherche à séduire par la complexité : interventions universitaires, citations philosophiques, tables rondes sur les civilisations et la technique. C’est une stratégie d’influence “haute gamme”, pensée pour convaincre les élites plutôt que les masses.

Derrière le vernis académique, le Club agit comme une fabrique de concepts :
polycentrisme”, “souveraineté civilisationnelle”, “post-Occident”, “stabilité du désordre”…
Autant de notions qui, reprises dans les discours officiels, donnent à la politique étrangère russe une légitimité intellectuelle et une profondeur idéologique.

Un soft power en reconstruction

Le Valdaï 2025 illustre la mutation du soft power russe.

Privée de ses canaux d’influence traditionnels en Europe (médias, culture, économie), Moscou mise désormais sur les réseaux intellectuels et académiques.

L’enjeu n’est plus de “vendre” la Russie, mais de proposer un récit alternatif : celui d’un monde dans lequel l’Occident ne serait plus le seul centre de définition du vrai, du juste et du moderne.

Dans cette optique, le Valdaï devient une vitrine — celle d’une Russie capable de produire du sens, des idées, et même une philosophie de la crise mondiale. Une Russie qui parle moins d’idéologie que d’équilibre, moins de guerre que d’architecture.

Entre crédibilité et illusion

Reste une question : quelle est la portée réelle de ce forum ?

Ses conclusions ne lient aucun État, et ses recommandations ne se traduisent que rarement en décisions concrètes. Mais sa valeur symbolique est immense.
Le Valdaï agit comme un sismographe du Kremlin : il capte les tendances, les cristallise, puis les transforme en doctrine officielle.

L’édition de cette année aura ainsi consacré la Russie comme pouvoir d’interprétation : un pays qui, même contesté, entend définir la grille de lecture du monde.

Dans une ère où l’information est une arme, contrôler le récit équivaut à contrôler le champ de bataille des idées. Et sur ce terrain-là, le Valdaï est l’une des divisions les plus disciplinées du pouvoir russe.

Conclusion : la pensée comme instrument de puissance

Le Forum Valdaï 2025 ne changera pas le cours immédiat des guerres ni la géographie des alliances. Mais il confirme un tournant stratégique : la Russie ne veut plus être seulement une puissance militaire ou énergétique, elle veut redevenir une puissance narrative.

À travers le Valdaï, Moscou codifie son monde : un monde d’équilibres mouvants, de souverainetés multiples, de civilisations autonomes.

Dans cette architecture qu’elle appelle “polycentrique”, chaque pôle a sa vérité. Et dans ce concert de voix discordantes, la Russie cherche avant tout à s’assurer une chose : ne plus jamais être réduite au silence.

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